11/07/2008

la jetée




en 1962 sort la jetée, photo-roman de chris marker. il s'agit de la seule oeuvre de fiction du cinéaste, jusqu'alors plus connu pour ses documentaires (sans soleil, le joli mai, les statues meurent aussi...). peu connue du grand public, cette oeuvre a cependant été adaptée au cinéma par terry gilliam en 1995 avec l'armée des douze singes. malgré des ressemblances dans la trame narrative, il s'agit bien là d'une adaptation libre, voire très libre de la jetée.
c'est chris marker lui-même qui qualifie son moyen-métrage de "photo-roman". il n'est en effet constitué que de plans fixes auxquels s'ajoute la voix-off. un homme est envoyé dans le passé pour permettre l'ouverture d'un corridor temporel. le présent, situé après la troisième guerre mondiale, est une prison et l'on apprend qu'il est menacé par l'extinction de la race humaine. le passé est donc le seul espoir de rédemption. l'homme choisi pour cette mission a des facultés de mémoire fortes, ayant été marqué dans son enfance par une image qu'il ne cesse de se remémorer.

(ci-dessous, le film en entier)


l'extrait se situe pendant l'une des expériences visant à renvoyer l'homme dans le passé. il mêle donc images du passé et du présent. cette séquence est fortement marquée par les thèmes de la rupture et du lien, du déliement et du reliement. elle témoigne ainsi à la fois d'une idée de vertige du temps et d'une réflexion sur l'image elle-même.

la séquence nous donne à voir deux mondes en rupture, représentations de deux temporalités distinctes : le présent et le passé. le présent apparaît comme un monde d'emprisonnement. l'homme, allongé, est ceinturé par des fils qui traversent par moments l'écran, et entouré par des scientifiques qui l'observent. il est ainsi cadré en plongée (plans rapprochés) tandis que les scientifiques sont en contre-plongées. ce monde froid semble caractérisé par la technicité, du fait de la présence, même suggérée, des machines, de la rationalité. l'image est plate, sans profondeur de champ, avec des fonds noirs. la bande-son, quant à elle, est composée de murmures étranges aux accents germaniques des scientifiques (la troisième guerre mondiale de la fiction fait bien sûr écho à la deuxième guerre mondiale), de sons sourds inquiétants et de battements de coeur. l'ambiance est oppressante, inquiétante. à l'inverse, le passé se caractérise par la sérénité et la douceur. l'homme et la femme se promènent alors dans un jardin. la présence de la nature est visible par les arbres, le soleil, mais également grâce au vent qui semble par moments soulever les cheveux des personnages. l'image est baignée de lumière et marquée par une grand profondeur de champ. d'autres personnages apparaissent dans le jardin. une impression de vie se dégage. la voix-off et la musique qui composent la bande-son participent à l'atmosphère de douceur et de plénitude.

les deux temporalités sont clairement en rupture, l'une symbolisant la mort et la destruction, l'autre la vie et le calme. cependant, une connexion est établie entre les deux mondes. l'idée de lien est d'abord présente dans l'intrigue elle-même: il est nécessaire de l'établir pour la survie de l'humanité. le héros va donc voyager à travers le temps. ce personnage établit déjà un premier lien par sa double présence, en simultané, dans le passé et le présent. les transitions (du présent avec les scientifiques au passé avec la femme) se font en fondus enchaînés. comme si l'homme fermait les yeux et glissait lentement dans un autre monde. au contraire, la transition du jardin au présent (plan 25 à 26) se fait en cut brutal (au moment où la voix-off prononce le mot "barrière"). le retour au présent est plus abrupt. l'homme semble désirer rester dans le passé mais est ramené malgré lui dans la présent. en outre, lui-même va créer un lien, qui est celui du sentiment. une relation amoureuse entre les deux héros se met petit à petit en place. l'amour se confond alors avec la nostalgie de cette femme à la fois passé et présente.

cette dualité rupture / lien témoigne du vertige temporel que tout le film tend à matérialiser. les indicateurs temporels (ou leur absence) nous perdent dans le temps. les nombreux parallèles entre passé et présent, comme les faux champs / contre-champs, les faux raccords regards entre l'homme et la femme etc, provoquent une perte des repères. le film fait référence à vertigo d'alfred hitchcock juste avant cette séquence, au moment où l'homme désigne un point hors d'une coupe de séquoia et dit "je viens de là". selon chris marker, le film de hitchcock nous donne à voir un vertige qui "ne concerne pas la chute dans l'espace. il est la métaphore évidente, saisissable et spectaculaire d'un autre vertige, plus difficile à représenter, le vertige du temps". le film de marker semble lui-aussi mettre en scène un trouble de la temporalité, une dilatation du temps qui conduit au vertige temporel. ainsi, le cinéaste crée une identification forte entre le spectateur et le héros, tous deux pris de vertige.

le film est caractérisé par une mise en abîme : ce qui arrive au héros nous arrive à nous aussi. lorsque l'homme est projeté dans le passé, nous le sommes également. on trouve de nombreux regards caméra (ici je devrais plutôt dire regards appareil photo), notamment lors du gros plan de la femme dans le lit. ainsi on ne sait plus si l'image est subjective et appartient à la mémoire de l'homme, ou bien si elle ne l'est pas (car il y a de nombreux plans où l'homme et la femme sont ensemble dans le cadre). cela reviendrait à redéfinir complètement le voyage temporel annoncé dans la narration, en voyage dans la mémoire. l'ambiguïté de l'image est fondamentale et induit une ambiguïté de sens. cela peut sembler témoigner d'une interrogation sur le pouvoir de nos propres images, sur le rapport entre réalité et image, sur la place de l'image filmique dans notre mémoire, ou même tout simplement sur la vision des images par le spectateur. comment celui-ci les recoit-il ? les identifie-t-il instinctivement à la réalité ? à "une" réalité ? ou bien les associe-t-il à ses propres images, ses propres souvenirs ? chris marker semble proposer une métaphore du cinéma dans son film, et nous pousse par la même à nous interroger sur l'image.

la séquence contient un moment clé, qui est également un moment clé du film dans son entier. il s'agit du seul instant en mouvement de la jetée : une scène sur le visage de la femme, au réveil. la plan animé est amené progressivement par des fondus enchaînés avec sur la bande son des pépiements d'oiseaux qui, de sourds, deviennent stridents et même agressifs. la scène décompose le mouvement puis le restitue pendant un bref instant. l'image animé, le cinéma tel qu'on l'entend communément, prend corps. on trouve bien ici le travail de déliement et de reliement du film. il s'agit d'un moment de suspension dans le temps, ou hors du temps. il introduit une tension entre le plan en mouvement et le flot d'images fixes qui constituent le film.

le film se construie autour d'une réflexion sur le pouvoir de l'image fixe, opposé à l'image en mouvement. l'image fixe peut sembler contredire le fondement même du cinéma. cependant, chris marker réalise une oeuvre de fiction avec des images fixes (hormis l'exception que je viens d'évoquer) qui a paradoxalement tous les attributs du langage cinématographique. la jetée est par exemple basée sur le montage et la bande sonore. le commentaire guide le rapport entre le spectateur et les images. les deux sont absolument indispensables à la construction du sens. lors du plan animé, la voix off se tait. l'image animée se suffirait ainsi à elle-même pour ce qui est de transmettre du sens, tandis que l'image fixe serait dépendante du texte.

la séquence concentre donc les deux enjeux principaux du film, à savoir le vertige du temps et la réflexion sur l'image. selon roland barthes, la photo serait comme une momification du temps. c'est ce que semble exprimer ici chris marker en faisant des photos qui composent son film des fragments figés du temps.


07/07/2008

antoine doinel antoine doinel antoine doinel



baisers volés, 1968, françois truffaut


"lorsque j'avais treize ans, j'étais extrêmement impatient de devenir un adulte afin de pouvoir commettre toutes sortes de mauvaises actions impunément".

françois truffaut, février 1971, préface aux aventures d'antoine doinel


"voilà pourquoi je suis le plus heureux des hommes ; je réalise mes rêves et je suis payé pour ça, je suis metteur en scène.
faire un film, c'est améliorer la vie, l'arranger à sa façon, c'est prolonger les jeux de l'enfance, construire un objet qui est à la fois un jouet inédit et un vase dans lequel on disposera, comme s'il s'agissait d'un bouquet de fleurs, les idées que l'on ressent actuellement ou de façon permanente. notre meilleur film est peut-être celui dans lequel nous parvenons à exprimer, volontairement ou non, à la fois nos idées sur la vie et nos idées sur le cinéma".

françois truffaut, 1969, esquire

la fin est importante en toute chose


"il faut savoir que le western n'est pas du tout mon genre de prédilection - je suis loin d'être un spécialiste en la matière" affirmait le réalisateur new-yorkais jim jarmusch. il reproche au genre ce "syndrome de la mythologie : on crée des stéréotypes, souvent fondés sur une somme d'erreurs". ce qui l'intéresse donc, c'est la démythification, le déconstruction de ce genre très codé. pour preuve, il considère ciel rouge (robert wise, 1948) comme "un western intéressant car différent des canons du genre (...) ce n'est pas le western poussiéreux habituel, avec la structure visuelle horizontale". ou bien, il commente quarante tueurs (samuel fuller, 1957) : "voilà un bel exemple de liberté et de modernité par rapport aux conventions d'un genre codé". "ce sont ces westerns-là qui m'intéressent vraiment parce qu'ils sont à la marge du genre".
on peut considérer qu'il y a deux écoles concernant l'approche westernienne. la vieille école est résumée par howard hawks : "le western, c'est des duels aux six coups, des chevaux, de l'action, de l'aventure, de la mort subite. c'est la meilleure dramaturgie possible". l'école moderne est synthétisée par sam peckinpah dans cette formule : "le western est un cadre universel dans lequel on peut raconter des choses très contemporaines". jim jarmusch se situe dans la deuxième approche, et apprécie d'ailleurs peckinpah : "il a utilisé le western comme cadre pour ses propres idées de mise en scène, sa propre vision du monde".
dans ghost dog, jarmusch utilise le genre du western mais ne le copie pas. il s'emploie à une déconstruction des codes du genre. "j'aime cette idée d'une structure qui reste ouverte", "ghost dog (...) cite des films ou des éléments de cultures et les retravaille librement. j'aime cette liberté, cette façon de faire".

le propre du cinéma post-moderne est le détournement de genres codifiés. en cela, on peut affirmer que jarmusch appartient à cette mouvance. il démythifie et déconstruit le western dans son film. il s'agit alors d'un western impur, d'un western moderne. cependant, sa démarche ne s'arrête pas à la déconstruction : "la tentation de renverser les mythes m'intéresse, mais mon cinéma n'est pas mortuaire, il ne réagit pas en ooposition à un genre reculé". en effet, le réalisateur propose de nouvelles formes et par la même une réinterprétation du genre western. la fin de ghost dog est significative de ce travail.

le duel est un motif récurrent du western, au point qu'il en est devenu un lieu commun. deux hommes sont face à face, immobiles. l'action se déroule généralement dans une rue, la rue centrale de ces villes de l'ouest, en construction. leurs bras pendent le long de leurs corps, leurs visages sont graves et leurs yeux déterminés, cherchant dans ceux de l'adversaire une faiblesse. le temps semble alors suspendu. puis, après un temps plus ou moins long (le western spaghetti joue beaucoup sur cette attente par exemple), chacun des adversaires avance pas à pas, de façon à se rapprocher de l'autre, à une distance où toute blessure est mortelle. à un point précis, tous deux s'arrêtent, puis l'on aperçoit le geste naissant de l'un et la fin du geste de l'autre, qui vient de lui asséner un coup fatal. le paroxysme de la scène dure une fraction de seconde. ceci est le scénario classique du duel de western. il s'est tellement intégré au genre qu'il est devenu une institution. certains réalisateurs n'hésitent donc pas à l'utiliser de manière purement accessoire. c'est le cas dans stagecoach (john ford, 1939) avec le duel qui oppose ringo kid (john wayne) aux frères plummer. l'une des caractéristiques du duel est qu'il suppose la loyauté réciproque des ennemis, ce qui le différencie d'un simple combat de rue. dans coup de feu dans la sierra (sam peckinpah, 1961), on trouve même de l'estime et de l'amitié entre les antagonistes. l'acte qui donne la mort à l'un des protagonistes est souvent suivi d'une prostration. on peut penser par exemple à la fin du trésor du pendu (john sturges, 1958), où robert taylor tue richard widmark et se penche longuement sur son corps sans vie, ou à vera cruz (robert aldrich, 1959), où gary cooper tue burt lancaster et pleure face à son cadavre. dans certains cas, le héros fait du duel l'instrument de son suicide. on peut trouver des exemples tels que kirk douglas à la fin de el perdido (robert aldrich, 1961) ou paul newman dans le gaucher (arthur penn, 1958).

dans ghost dog, il ne s'agit pas d'un suicide puisque le héros se considère comme le vassal de louie. il se laisse tuer en respectant le code des samouraïs. pourtant, jim jarmusch reprend dans cette scène les élèments classiques du duel de western. le duel se déroule dans la grande rue, derrière le camion de glaces de raymond. il est vu par des spectateurs (raymond et la petite pearline), ce qui permet au réalisateur de créer différents points de vue, et le soleil illumine la scène. le duel est en marche lorsque ghost dog entend la voix de louie, qui l'appelle (là encore, un cliché du duel). l'hommage au western est même explicite : lorsque ghost dog s'avance vers louie, les douze coups de midi retentissent. le héros dit alors : "qu'est ce que tu me joues louie ? le train sifflera trois fois, c'est ça ? le réglement de compte de la fin ?". il s'agit d'un western de fred zinnemann, dont le titre original est high noon (1952), considéré comme le western classique typique.

le duel débute avec un travelling arrière qui accompagne les pas de ghost dog. puis le contre-champ nous dévoile un louie devenu cow boy, les jambes écartées, son ombre devant lui, le bras le long du corps (l'autre est dans le platre). ensuite, alors que ghost dog est filmé en plan rapproché taille dans la scène, louie est vue de plus loin, en plan moyen. ce dernier rentre plus dans le cadrage classique du duel. c'est que sa démarche est bien différente de celle de son vassal : il vient venger son clan. on est donc plus ici dans un fonctionnement westernien. le personnage joué par forest whitaker savait exactement ce qui l'attendait, c'est pourquoi il a pris ses dispositions avant le duel (décharger son arme, donner la clé à raymond, transmettre l'hagakure à pearline, emporter rashômon pour le donner à louie...). on peut également rappeler que les premiers mots du film étaient "la voie du samouraï se trouve dans la mort". dans la scène, ghost dog semble (comme dans quasiment tout le film) au ralenti, serein, attendant sa mort.

le duel est construit autour d'un champ / contre-champ rapide. on trouve également des plans rapprochés de raymond, qui essaye de s'interposer (il a en effet vu son ami vider son chargeur quelques instants plus tôt). les plans subjectifs de ghost dog qui s'avance vers louie et vers la mort permettent une identification du spectateur. à la fin, un oiseau vole et se pose aux côtés de ghost dog, mourrant. celui-ci ne sort du cadre que lors de la plongée verticale de fin. l'esprit de ghost dog semble s'envoler avec lui, comme une réincarnation instantanée du corps lourd et sans vie qui devient volatile. on remarque que les vues subjectives de ghost dog sur louie (en contre-plongée lorsqu'il est à terre) continuent, même après la mort du héros. l'immortalité du personnage est figurée.



on retrouve dans cette scène tous les clichés du duel westernien. pourtant, le point de vue de ghost dog est en rupture avec la mise en scène du reste de la scène. l'aspect spirituel est en effet bien présent. la plongée verticale de la fin sur le corps de ghost dog pourrait signifier le point de vue d'une divinité par exemple. de plus, lorsque pearline ramasse l'arme et tire (le pistolet est déchargé) sur louie, de dos, les balles invisibles semblent l'atteindre (il titube). on se trouve donc dans une autre réalité. même le cartoon dans la voiture des mafiosi (qui montre un duel) renforce l'idée d'une autre réalité. la mort conduit au recommencement par la transmission du livre rashômon à louie et de l'hagakure à pearline.

jim jarmusch met en place une réinterprétation du duel typique. les westerns, à l'image des films de john ford, l'intéressent en effet uniquement sur le plan formel : "ses films (à ford) m'ont appris des choses d'un point de vue technique, mais je préfère aller découvrir le film vidéo d'un inconnu plutôt que de revoir les chefs-d'oeuvre du panthéon. l'âme est pour moi plus importante que la maîtrise technique ou esthétique".

06/07/2008

cat people



la séquence de la piscine est sans doute la plus célèbre du film de tourneur. elle se situe dans la seconde moitié du film. après avoir suivi alice dans la rue, irena suit la femme amoureuse de son mari jusqu'à la piscine, où celle-ci vient régulièrement nager. il est tard lorsqu'alice arrive, entre et se change seule au sous-sol. elle entend des feulements et voit une ombre de felin près de la piscine. la jeune femme, dans l'eau, tourne sur elle-même, cherchant des yeux le danger qui semble s'être rapproché. en effet, les feulements se font plus forts et des reflets se dessinent sur les murs. alice finit par pousser un cri, irena apparaît alors, allumant la lumière. cette dernière, un sourire aux lèvres, prétexte chercher son mari. elle part, puis alice sort de l'eau, découvrant son peignoir en lambeaux. cette scène est la paroxysme de l'angoisse de cat people. en l'étudiant sous un angle psychanalytique, on y retrouve tous les thèmes et les motifs du film.



la séquence de la piscine met en jeu deux angoisses, celle de la baigneuse et cible des foudres d'irena, et celle du spectateur. les symptômes physiques de l'angoisse sont même bien présents chez la jeune femme. cette dernière halète, respire vite et avec difficulté, crie. la scène se construit sur l'alternance de champs sur alice, qui décrit des mouvements circulaires dans l'eau tout en jetant des regards apeurés alentour, et de contre-champs sur rien, qui ne rendent compte que de ce qu'elle voit, à savoir les murs et le plafond de la piscine, parcourus de reflets. lors du climax, juste avant qu'elle ne crie et qu'irena n'allume la lumière, on assiste ç une accélération de l'enchaînement des raccords regard. il s'agit de figurer la montrée progressive de l'angoisse, jusqu'au point culminant, la décharge du cri d'alice.
les mouvements de la caméra et du personnage se complètent et décrivent une boucle qui encercle le spectateur, l'enferme et lui communique par la même la panique de la jeune femme. de même que la victime, le spectateur est amené à tourner sur lui-même. cette circularité crée un vertige qui désoriente. non seulement le spectateur ne trouve pas d'issue, mais il ne peut reconnaître ce qu'il voit. dans l'angoisse, les motifs de circularité et de perte des repères spatiaux sont bien présents. la pulsion qui ne s'est pas déchargée revient au corps et crée ainsi une boucle.

la perte des repères spatiaux s'accompagne d'un sentiment de claustration engendré par un décor aux dimensions réduites. la petite taille de la piscine crée l'enfermement. tourneur raconte dans positif (n°515) "pour obtenir le sentiment exact de claustrophobie, nous avons délibérément choisi, dans un immeuble existant de los angeles, une piscine qui ressemblait à l'intérieur d'une boite à chaussures, avec des murs blancs, un plafond bas, et de puissants reflets lumineux provenants de l'eau". la réflexion de l'eau au plafond et sur les murs ainsi que les clapotements de l'eau, très mats, sans réverbération, accentuent la claustration. l'horizon est bouché et les contre champs ne nous donnent à voir que des surfaces planes et unies. tout semble partout identique. cette indistinction de l'espace crée l'angoisse.

outre la perte des repères spatiaux et la claustration, l'angoisse est également figurée par la perte des repères temporels. le temps semble longuement étiré. on a alors le sentiment que ce qui aurait duré quelques secondes se déploie en minutes. on peut noter que la bande sonore participe de cet étirement du temps. le silence n'est troublé que par le feulement indistinct de la panthère et le bruit de l'eau.

les raccords regards rendent compte de l'absence d'objet des regards affolés d'alice. en effet, on ne voit jamais la bête. elle est du côté de l'informe et l'image devient abstraite. la panthère est présente par empreinte (ombres, formes non discernables, feulements...). une ombre informe se dessine par intermittence sur les murs et obstrue une grande partie de l'image. le son, informe lui aussi, est une sorte de grondement sourd, qui pourrait ressembler à un feulement. bien que non explicite, le spectateur croie au danger et à la présence de la panthère. il est amené à établir un lien avec ces empreintes et irena, qui vient d'entrer dans la piscine et disparaît de l'image pendant ce laps de temps. tourneur, qui agitait sa main devant le projecteur pour créer les ombres au moment du tournage, raconte que "les gens étaient alors horrifiés, car ils ne savaient pas s'ils avaient vu ou non la panthère". le spectateur ressent alors la même angoisse qu'alice, celle de l'imminence d'un danger. cette perception du danger se fait comme nous l'avons dit de manière indirecte et incertaine par le régime de l'empreinte, le hors champ et l'adresse (avec les regards d'alice). les plans larges en plongée sur la jeune femme donnent l'impression que le danger peut venir de partout. non localisable, invisible et informe, la panthère crée l'angoisse.

cette séquence pourrait être interprétée, toujours dans une optique psychanalytique, comme métaphore du traumatisme de la naissance. le corps indistinct d'alice, dans l'eau, renverrait au corps de l'enfant, et l'eau au liquide amniotique. la piscine figurerait le ventre de la mère, clos et sombre. le peignoir lacéré à la fin de l'extrait peut quant à lui faire penser à l'hymen déchiré. la panthère, dont on dit qu'elle pourrait représenter la féminité dévorante dans cat people, est ici le tenant lieu de la mère.

on peut aussi voir la séquence de la piscine comme une métaphore du cinéma, par les jeux d'ombres, de sons, de silhouettes et de lumière. l'extrait travaille en profondeur la question de la représentation cinématographique. il s'agit d'un paradoxe : rendre tangible l'intangible. le hors champ est ici défini comme informe, sorte d'inconscient filmique. le hors champ est le refoulé du film, un stade qui n'a pas encore atteint la figuration, mais qui la contient en puissance. la conscience serait alors la figuration, c'est-à-dire l'actualisation dans la champ. les reflets irréalistes de l'eau sur les murs de la piscine ressemblent étrangement au stade photochimique de la pellicule filmique, avant l'impression de la pellicule. on est alors au stade originel des formes cinématographiques. tourneur pose la question de la matière même du cinéma, précisément immatérielle.