07/07/2008

la fin est importante en toute chose


"il faut savoir que le western n'est pas du tout mon genre de prédilection - je suis loin d'être un spécialiste en la matière" affirmait le réalisateur new-yorkais jim jarmusch. il reproche au genre ce "syndrome de la mythologie : on crée des stéréotypes, souvent fondés sur une somme d'erreurs". ce qui l'intéresse donc, c'est la démythification, le déconstruction de ce genre très codé. pour preuve, il considère ciel rouge (robert wise, 1948) comme "un western intéressant car différent des canons du genre (...) ce n'est pas le western poussiéreux habituel, avec la structure visuelle horizontale". ou bien, il commente quarante tueurs (samuel fuller, 1957) : "voilà un bel exemple de liberté et de modernité par rapport aux conventions d'un genre codé". "ce sont ces westerns-là qui m'intéressent vraiment parce qu'ils sont à la marge du genre".
on peut considérer qu'il y a deux écoles concernant l'approche westernienne. la vieille école est résumée par howard hawks : "le western, c'est des duels aux six coups, des chevaux, de l'action, de l'aventure, de la mort subite. c'est la meilleure dramaturgie possible". l'école moderne est synthétisée par sam peckinpah dans cette formule : "le western est un cadre universel dans lequel on peut raconter des choses très contemporaines". jim jarmusch se situe dans la deuxième approche, et apprécie d'ailleurs peckinpah : "il a utilisé le western comme cadre pour ses propres idées de mise en scène, sa propre vision du monde".
dans ghost dog, jarmusch utilise le genre du western mais ne le copie pas. il s'emploie à une déconstruction des codes du genre. "j'aime cette idée d'une structure qui reste ouverte", "ghost dog (...) cite des films ou des éléments de cultures et les retravaille librement. j'aime cette liberté, cette façon de faire".

le propre du cinéma post-moderne est le détournement de genres codifiés. en cela, on peut affirmer que jarmusch appartient à cette mouvance. il démythifie et déconstruit le western dans son film. il s'agit alors d'un western impur, d'un western moderne. cependant, sa démarche ne s'arrête pas à la déconstruction : "la tentation de renverser les mythes m'intéresse, mais mon cinéma n'est pas mortuaire, il ne réagit pas en ooposition à un genre reculé". en effet, le réalisateur propose de nouvelles formes et par la même une réinterprétation du genre western. la fin de ghost dog est significative de ce travail.

le duel est un motif récurrent du western, au point qu'il en est devenu un lieu commun. deux hommes sont face à face, immobiles. l'action se déroule généralement dans une rue, la rue centrale de ces villes de l'ouest, en construction. leurs bras pendent le long de leurs corps, leurs visages sont graves et leurs yeux déterminés, cherchant dans ceux de l'adversaire une faiblesse. le temps semble alors suspendu. puis, après un temps plus ou moins long (le western spaghetti joue beaucoup sur cette attente par exemple), chacun des adversaires avance pas à pas, de façon à se rapprocher de l'autre, à une distance où toute blessure est mortelle. à un point précis, tous deux s'arrêtent, puis l'on aperçoit le geste naissant de l'un et la fin du geste de l'autre, qui vient de lui asséner un coup fatal. le paroxysme de la scène dure une fraction de seconde. ceci est le scénario classique du duel de western. il s'est tellement intégré au genre qu'il est devenu une institution. certains réalisateurs n'hésitent donc pas à l'utiliser de manière purement accessoire. c'est le cas dans stagecoach (john ford, 1939) avec le duel qui oppose ringo kid (john wayne) aux frères plummer. l'une des caractéristiques du duel est qu'il suppose la loyauté réciproque des ennemis, ce qui le différencie d'un simple combat de rue. dans coup de feu dans la sierra (sam peckinpah, 1961), on trouve même de l'estime et de l'amitié entre les antagonistes. l'acte qui donne la mort à l'un des protagonistes est souvent suivi d'une prostration. on peut penser par exemple à la fin du trésor du pendu (john sturges, 1958), où robert taylor tue richard widmark et se penche longuement sur son corps sans vie, ou à vera cruz (robert aldrich, 1959), où gary cooper tue burt lancaster et pleure face à son cadavre. dans certains cas, le héros fait du duel l'instrument de son suicide. on peut trouver des exemples tels que kirk douglas à la fin de el perdido (robert aldrich, 1961) ou paul newman dans le gaucher (arthur penn, 1958).

dans ghost dog, il ne s'agit pas d'un suicide puisque le héros se considère comme le vassal de louie. il se laisse tuer en respectant le code des samouraïs. pourtant, jim jarmusch reprend dans cette scène les élèments classiques du duel de western. le duel se déroule dans la grande rue, derrière le camion de glaces de raymond. il est vu par des spectateurs (raymond et la petite pearline), ce qui permet au réalisateur de créer différents points de vue, et le soleil illumine la scène. le duel est en marche lorsque ghost dog entend la voix de louie, qui l'appelle (là encore, un cliché du duel). l'hommage au western est même explicite : lorsque ghost dog s'avance vers louie, les douze coups de midi retentissent. le héros dit alors : "qu'est ce que tu me joues louie ? le train sifflera trois fois, c'est ça ? le réglement de compte de la fin ?". il s'agit d'un western de fred zinnemann, dont le titre original est high noon (1952), considéré comme le western classique typique.

le duel débute avec un travelling arrière qui accompagne les pas de ghost dog. puis le contre-champ nous dévoile un louie devenu cow boy, les jambes écartées, son ombre devant lui, le bras le long du corps (l'autre est dans le platre). ensuite, alors que ghost dog est filmé en plan rapproché taille dans la scène, louie est vue de plus loin, en plan moyen. ce dernier rentre plus dans le cadrage classique du duel. c'est que sa démarche est bien différente de celle de son vassal : il vient venger son clan. on est donc plus ici dans un fonctionnement westernien. le personnage joué par forest whitaker savait exactement ce qui l'attendait, c'est pourquoi il a pris ses dispositions avant le duel (décharger son arme, donner la clé à raymond, transmettre l'hagakure à pearline, emporter rashômon pour le donner à louie...). on peut également rappeler que les premiers mots du film étaient "la voie du samouraï se trouve dans la mort". dans la scène, ghost dog semble (comme dans quasiment tout le film) au ralenti, serein, attendant sa mort.

le duel est construit autour d'un champ / contre-champ rapide. on trouve également des plans rapprochés de raymond, qui essaye de s'interposer (il a en effet vu son ami vider son chargeur quelques instants plus tôt). les plans subjectifs de ghost dog qui s'avance vers louie et vers la mort permettent une identification du spectateur. à la fin, un oiseau vole et se pose aux côtés de ghost dog, mourrant. celui-ci ne sort du cadre que lors de la plongée verticale de fin. l'esprit de ghost dog semble s'envoler avec lui, comme une réincarnation instantanée du corps lourd et sans vie qui devient volatile. on remarque que les vues subjectives de ghost dog sur louie (en contre-plongée lorsqu'il est à terre) continuent, même après la mort du héros. l'immortalité du personnage est figurée.



on retrouve dans cette scène tous les clichés du duel westernien. pourtant, le point de vue de ghost dog est en rupture avec la mise en scène du reste de la scène. l'aspect spirituel est en effet bien présent. la plongée verticale de la fin sur le corps de ghost dog pourrait signifier le point de vue d'une divinité par exemple. de plus, lorsque pearline ramasse l'arme et tire (le pistolet est déchargé) sur louie, de dos, les balles invisibles semblent l'atteindre (il titube). on se trouve donc dans une autre réalité. même le cartoon dans la voiture des mafiosi (qui montre un duel) renforce l'idée d'une autre réalité. la mort conduit au recommencement par la transmission du livre rashômon à louie et de l'hagakure à pearline.

jim jarmusch met en place une réinterprétation du duel typique. les westerns, à l'image des films de john ford, l'intéressent en effet uniquement sur le plan formel : "ses films (à ford) m'ont appris des choses d'un point de vue technique, mais je préfère aller découvrir le film vidéo d'un inconnu plutôt que de revoir les chefs-d'oeuvre du panthéon. l'âme est pour moi plus importante que la maîtrise technique ou esthétique".

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