05/10/2008

Appaloosa



Adaptation du roman de R.B. Parker, Appaloosa raconte l'histoire du marshall Virgil Cole et de son adjoint Everett Hitch, appelés dans la petite ville minière d'Appaloosa pour rétablir l'ordre. En effet, les habitants vivent sous la domniation de Randall Bragg et de ses hommes, qui n'ont pas hésité à tuer le shérif. La collaboration de Cole et Hitch va être mise en péril par l'arrivée d'une jeune femme, Miss French, qui va les séduire tous les deux.

Appaloosa est un western des plus classiques. On y retrouve des duels, l'attaque d'un train, la femme convoitée, les indiens, le propriétaire terrien antipathique... Les codes du genre apparaissent tant dans l'histoire que d'un point de vue formel. La mise en scène, épurée, se caractérise par l'abondance de plans américains, à mi-cuisse, ainsi que de plans d'ensemble, ancrant la petite ville dans un espace plus large, qui est celui de l'ouest américain. L'influence de John Ford, Howard Hawks ou Delmer Daves est palpable. Mais loin d'atteindre la dimension mythique de leurs westerns, Appaloosa se perd dans le respect des codes.

Ed Harris est peut-être trop modeste. Il dresse un hommage trop parfait, trop sage au genre. Son film est un objet lisse, aux contours bien dessinés, mais vide. On s'ennuie dès les permières minutes. Un bon réalisateur de western n'est pas forcément celui qui révolutionne le genre, certes, mais il doit au moins y apporter quelque chose, le tourner à sa manière, le faire parler. Il ne s'agit pas de réutiliser tels quels les canons institués par les classiques du genre tels que La poursuite infernale ou Rio bravo. Dans L'Appât ou L'Homme de la plaine, Anthony Mann maîtrise superbement le genre mais réalise des films si forts et si personnels que leur aspect générique passe au second plan. Il transcende le genre, ses codes, ses figures et livre des bijoux, où le tragique flirte avec le mythe.

Le tandem Viggo Mortensen-Ed Harris marche bien et pourtant le film ne décolle pas. On retiendra quelques moments d'étirement du temps intéressants et la scène de rencontre avec les indiens. Mais, parmi les westerns les plus récents, L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford" d'A. Dominik est nettement plus intéressant.

03/08/2008

surveillance



je vais voir ce film moins pour le titre ou l'affiche que pour le nom de la réalisatrice, jennifer lynch, la fille de son père. surveillance est son deuxième film, après boxing helena en 1993, qui n'avait alors pas fait grand bruit. jennifer lynch travaille avec son père depuis toujours, dans l'ombre, sur le son d'eraserhead ou à la production de blue velvet. mais cette fois, les rôles sont inversés : la fille est metteur en scène, le père producteur exécutif.


deux agents du fbi se joignent à la police pour retrouver des tueurs en série. jusque là, rien d'original. les trois témoins de l'une des scènes de crime sont pris à part et interrogés. sous forme de flash backs et de film chorale (puisque chaque témoin a un point de vue différent), nous découvrons la scène de crime. tout le monde ment et les tensions entre fbi et police font difficilement progresser l'enquête.

le film est lent à se mettre en place, mais cette lenteur devient par la suite un atout. l'atmosphère est pesante, oppressante. hormis 5 scènes, dont la scène racontée par les témoins, tout se passe à l'intérieur du commissariat. l'espace est encore plus resserré par la mise en scène. les personnages ne font qu'ouvrir et fermer des portes. aucun espace ne communique avec un autre. jennifer lynch n'hésite pas à filmer les murs, les portes, et notamment la porte d'entrée du commissariat, qui revient à plusieurs (courtes) reprises. l'espace extérieur est lui traité à la manière du brillant no country for old men. le paysage est vaste, aride, plat. comme dans le film des frères coen, la violence est crue, mais diffère en cela que les tueurs sont emprunts d'une folie pressante, d'un désir sexuel de tuer, que le personnage interprété par javier bardem n'avait pas.

du lien de parenté entre les filmographies du père et de la fille, nous retiendrons trois animaux morts (un rat et deux oiseaux) et un travail remarquable sur le son. jennifer lynch utilise des ambiances sonores dérangeantes, tout comme son père, des sortes de brouhahas dissonants et qui saturent la bande sonore. surveillance est aussi bien écrit qu'il est interprété. les deux acteurs principaux, bill pullman (lost highway) et julia ormond (inland empire) sont excellents.



11/07/2008

la jetée




en 1962 sort la jetée, photo-roman de chris marker. il s'agit de la seule oeuvre de fiction du cinéaste, jusqu'alors plus connu pour ses documentaires (sans soleil, le joli mai, les statues meurent aussi...). peu connue du grand public, cette oeuvre a cependant été adaptée au cinéma par terry gilliam en 1995 avec l'armée des douze singes. malgré des ressemblances dans la trame narrative, il s'agit bien là d'une adaptation libre, voire très libre de la jetée.
c'est chris marker lui-même qui qualifie son moyen-métrage de "photo-roman". il n'est en effet constitué que de plans fixes auxquels s'ajoute la voix-off. un homme est envoyé dans le passé pour permettre l'ouverture d'un corridor temporel. le présent, situé après la troisième guerre mondiale, est une prison et l'on apprend qu'il est menacé par l'extinction de la race humaine. le passé est donc le seul espoir de rédemption. l'homme choisi pour cette mission a des facultés de mémoire fortes, ayant été marqué dans son enfance par une image qu'il ne cesse de se remémorer.

(ci-dessous, le film en entier)


l'extrait se situe pendant l'une des expériences visant à renvoyer l'homme dans le passé. il mêle donc images du passé et du présent. cette séquence est fortement marquée par les thèmes de la rupture et du lien, du déliement et du reliement. elle témoigne ainsi à la fois d'une idée de vertige du temps et d'une réflexion sur l'image elle-même.

la séquence nous donne à voir deux mondes en rupture, représentations de deux temporalités distinctes : le présent et le passé. le présent apparaît comme un monde d'emprisonnement. l'homme, allongé, est ceinturé par des fils qui traversent par moments l'écran, et entouré par des scientifiques qui l'observent. il est ainsi cadré en plongée (plans rapprochés) tandis que les scientifiques sont en contre-plongées. ce monde froid semble caractérisé par la technicité, du fait de la présence, même suggérée, des machines, de la rationalité. l'image est plate, sans profondeur de champ, avec des fonds noirs. la bande-son, quant à elle, est composée de murmures étranges aux accents germaniques des scientifiques (la troisième guerre mondiale de la fiction fait bien sûr écho à la deuxième guerre mondiale), de sons sourds inquiétants et de battements de coeur. l'ambiance est oppressante, inquiétante. à l'inverse, le passé se caractérise par la sérénité et la douceur. l'homme et la femme se promènent alors dans un jardin. la présence de la nature est visible par les arbres, le soleil, mais également grâce au vent qui semble par moments soulever les cheveux des personnages. l'image est baignée de lumière et marquée par une grand profondeur de champ. d'autres personnages apparaissent dans le jardin. une impression de vie se dégage. la voix-off et la musique qui composent la bande-son participent à l'atmosphère de douceur et de plénitude.

les deux temporalités sont clairement en rupture, l'une symbolisant la mort et la destruction, l'autre la vie et le calme. cependant, une connexion est établie entre les deux mondes. l'idée de lien est d'abord présente dans l'intrigue elle-même: il est nécessaire de l'établir pour la survie de l'humanité. le héros va donc voyager à travers le temps. ce personnage établit déjà un premier lien par sa double présence, en simultané, dans le passé et le présent. les transitions (du présent avec les scientifiques au passé avec la femme) se font en fondus enchaînés. comme si l'homme fermait les yeux et glissait lentement dans un autre monde. au contraire, la transition du jardin au présent (plan 25 à 26) se fait en cut brutal (au moment où la voix-off prononce le mot "barrière"). le retour au présent est plus abrupt. l'homme semble désirer rester dans le passé mais est ramené malgré lui dans la présent. en outre, lui-même va créer un lien, qui est celui du sentiment. une relation amoureuse entre les deux héros se met petit à petit en place. l'amour se confond alors avec la nostalgie de cette femme à la fois passé et présente.

cette dualité rupture / lien témoigne du vertige temporel que tout le film tend à matérialiser. les indicateurs temporels (ou leur absence) nous perdent dans le temps. les nombreux parallèles entre passé et présent, comme les faux champs / contre-champs, les faux raccords regards entre l'homme et la femme etc, provoquent une perte des repères. le film fait référence à vertigo d'alfred hitchcock juste avant cette séquence, au moment où l'homme désigne un point hors d'une coupe de séquoia et dit "je viens de là". selon chris marker, le film de hitchcock nous donne à voir un vertige qui "ne concerne pas la chute dans l'espace. il est la métaphore évidente, saisissable et spectaculaire d'un autre vertige, plus difficile à représenter, le vertige du temps". le film de marker semble lui-aussi mettre en scène un trouble de la temporalité, une dilatation du temps qui conduit au vertige temporel. ainsi, le cinéaste crée une identification forte entre le spectateur et le héros, tous deux pris de vertige.

le film est caractérisé par une mise en abîme : ce qui arrive au héros nous arrive à nous aussi. lorsque l'homme est projeté dans le passé, nous le sommes également. on trouve de nombreux regards caméra (ici je devrais plutôt dire regards appareil photo), notamment lors du gros plan de la femme dans le lit. ainsi on ne sait plus si l'image est subjective et appartient à la mémoire de l'homme, ou bien si elle ne l'est pas (car il y a de nombreux plans où l'homme et la femme sont ensemble dans le cadre). cela reviendrait à redéfinir complètement le voyage temporel annoncé dans la narration, en voyage dans la mémoire. l'ambiguïté de l'image est fondamentale et induit une ambiguïté de sens. cela peut sembler témoigner d'une interrogation sur le pouvoir de nos propres images, sur le rapport entre réalité et image, sur la place de l'image filmique dans notre mémoire, ou même tout simplement sur la vision des images par le spectateur. comment celui-ci les recoit-il ? les identifie-t-il instinctivement à la réalité ? à "une" réalité ? ou bien les associe-t-il à ses propres images, ses propres souvenirs ? chris marker semble proposer une métaphore du cinéma dans son film, et nous pousse par la même à nous interroger sur l'image.

la séquence contient un moment clé, qui est également un moment clé du film dans son entier. il s'agit du seul instant en mouvement de la jetée : une scène sur le visage de la femme, au réveil. la plan animé est amené progressivement par des fondus enchaînés avec sur la bande son des pépiements d'oiseaux qui, de sourds, deviennent stridents et même agressifs. la scène décompose le mouvement puis le restitue pendant un bref instant. l'image animé, le cinéma tel qu'on l'entend communément, prend corps. on trouve bien ici le travail de déliement et de reliement du film. il s'agit d'un moment de suspension dans le temps, ou hors du temps. il introduit une tension entre le plan en mouvement et le flot d'images fixes qui constituent le film.

le film se construie autour d'une réflexion sur le pouvoir de l'image fixe, opposé à l'image en mouvement. l'image fixe peut sembler contredire le fondement même du cinéma. cependant, chris marker réalise une oeuvre de fiction avec des images fixes (hormis l'exception que je viens d'évoquer) qui a paradoxalement tous les attributs du langage cinématographique. la jetée est par exemple basée sur le montage et la bande sonore. le commentaire guide le rapport entre le spectateur et les images. les deux sont absolument indispensables à la construction du sens. lors du plan animé, la voix off se tait. l'image animée se suffirait ainsi à elle-même pour ce qui est de transmettre du sens, tandis que l'image fixe serait dépendante du texte.

la séquence concentre donc les deux enjeux principaux du film, à savoir le vertige du temps et la réflexion sur l'image. selon roland barthes, la photo serait comme une momification du temps. c'est ce que semble exprimer ici chris marker en faisant des photos qui composent son film des fragments figés du temps.


07/07/2008

antoine doinel antoine doinel antoine doinel



baisers volés, 1968, françois truffaut


"lorsque j'avais treize ans, j'étais extrêmement impatient de devenir un adulte afin de pouvoir commettre toutes sortes de mauvaises actions impunément".

françois truffaut, février 1971, préface aux aventures d'antoine doinel


"voilà pourquoi je suis le plus heureux des hommes ; je réalise mes rêves et je suis payé pour ça, je suis metteur en scène.
faire un film, c'est améliorer la vie, l'arranger à sa façon, c'est prolonger les jeux de l'enfance, construire un objet qui est à la fois un jouet inédit et un vase dans lequel on disposera, comme s'il s'agissait d'un bouquet de fleurs, les idées que l'on ressent actuellement ou de façon permanente. notre meilleur film est peut-être celui dans lequel nous parvenons à exprimer, volontairement ou non, à la fois nos idées sur la vie et nos idées sur le cinéma".

françois truffaut, 1969, esquire

la fin est importante en toute chose


"il faut savoir que le western n'est pas du tout mon genre de prédilection - je suis loin d'être un spécialiste en la matière" affirmait le réalisateur new-yorkais jim jarmusch. il reproche au genre ce "syndrome de la mythologie : on crée des stéréotypes, souvent fondés sur une somme d'erreurs". ce qui l'intéresse donc, c'est la démythification, le déconstruction de ce genre très codé. pour preuve, il considère ciel rouge (robert wise, 1948) comme "un western intéressant car différent des canons du genre (...) ce n'est pas le western poussiéreux habituel, avec la structure visuelle horizontale". ou bien, il commente quarante tueurs (samuel fuller, 1957) : "voilà un bel exemple de liberté et de modernité par rapport aux conventions d'un genre codé". "ce sont ces westerns-là qui m'intéressent vraiment parce qu'ils sont à la marge du genre".
on peut considérer qu'il y a deux écoles concernant l'approche westernienne. la vieille école est résumée par howard hawks : "le western, c'est des duels aux six coups, des chevaux, de l'action, de l'aventure, de la mort subite. c'est la meilleure dramaturgie possible". l'école moderne est synthétisée par sam peckinpah dans cette formule : "le western est un cadre universel dans lequel on peut raconter des choses très contemporaines". jim jarmusch se situe dans la deuxième approche, et apprécie d'ailleurs peckinpah : "il a utilisé le western comme cadre pour ses propres idées de mise en scène, sa propre vision du monde".
dans ghost dog, jarmusch utilise le genre du western mais ne le copie pas. il s'emploie à une déconstruction des codes du genre. "j'aime cette idée d'une structure qui reste ouverte", "ghost dog (...) cite des films ou des éléments de cultures et les retravaille librement. j'aime cette liberté, cette façon de faire".

le propre du cinéma post-moderne est le détournement de genres codifiés. en cela, on peut affirmer que jarmusch appartient à cette mouvance. il démythifie et déconstruit le western dans son film. il s'agit alors d'un western impur, d'un western moderne. cependant, sa démarche ne s'arrête pas à la déconstruction : "la tentation de renverser les mythes m'intéresse, mais mon cinéma n'est pas mortuaire, il ne réagit pas en ooposition à un genre reculé". en effet, le réalisateur propose de nouvelles formes et par la même une réinterprétation du genre western. la fin de ghost dog est significative de ce travail.

le duel est un motif récurrent du western, au point qu'il en est devenu un lieu commun. deux hommes sont face à face, immobiles. l'action se déroule généralement dans une rue, la rue centrale de ces villes de l'ouest, en construction. leurs bras pendent le long de leurs corps, leurs visages sont graves et leurs yeux déterminés, cherchant dans ceux de l'adversaire une faiblesse. le temps semble alors suspendu. puis, après un temps plus ou moins long (le western spaghetti joue beaucoup sur cette attente par exemple), chacun des adversaires avance pas à pas, de façon à se rapprocher de l'autre, à une distance où toute blessure est mortelle. à un point précis, tous deux s'arrêtent, puis l'on aperçoit le geste naissant de l'un et la fin du geste de l'autre, qui vient de lui asséner un coup fatal. le paroxysme de la scène dure une fraction de seconde. ceci est le scénario classique du duel de western. il s'est tellement intégré au genre qu'il est devenu une institution. certains réalisateurs n'hésitent donc pas à l'utiliser de manière purement accessoire. c'est le cas dans stagecoach (john ford, 1939) avec le duel qui oppose ringo kid (john wayne) aux frères plummer. l'une des caractéristiques du duel est qu'il suppose la loyauté réciproque des ennemis, ce qui le différencie d'un simple combat de rue. dans coup de feu dans la sierra (sam peckinpah, 1961), on trouve même de l'estime et de l'amitié entre les antagonistes. l'acte qui donne la mort à l'un des protagonistes est souvent suivi d'une prostration. on peut penser par exemple à la fin du trésor du pendu (john sturges, 1958), où robert taylor tue richard widmark et se penche longuement sur son corps sans vie, ou à vera cruz (robert aldrich, 1959), où gary cooper tue burt lancaster et pleure face à son cadavre. dans certains cas, le héros fait du duel l'instrument de son suicide. on peut trouver des exemples tels que kirk douglas à la fin de el perdido (robert aldrich, 1961) ou paul newman dans le gaucher (arthur penn, 1958).

dans ghost dog, il ne s'agit pas d'un suicide puisque le héros se considère comme le vassal de louie. il se laisse tuer en respectant le code des samouraïs. pourtant, jim jarmusch reprend dans cette scène les élèments classiques du duel de western. le duel se déroule dans la grande rue, derrière le camion de glaces de raymond. il est vu par des spectateurs (raymond et la petite pearline), ce qui permet au réalisateur de créer différents points de vue, et le soleil illumine la scène. le duel est en marche lorsque ghost dog entend la voix de louie, qui l'appelle (là encore, un cliché du duel). l'hommage au western est même explicite : lorsque ghost dog s'avance vers louie, les douze coups de midi retentissent. le héros dit alors : "qu'est ce que tu me joues louie ? le train sifflera trois fois, c'est ça ? le réglement de compte de la fin ?". il s'agit d'un western de fred zinnemann, dont le titre original est high noon (1952), considéré comme le western classique typique.

le duel débute avec un travelling arrière qui accompagne les pas de ghost dog. puis le contre-champ nous dévoile un louie devenu cow boy, les jambes écartées, son ombre devant lui, le bras le long du corps (l'autre est dans le platre). ensuite, alors que ghost dog est filmé en plan rapproché taille dans la scène, louie est vue de plus loin, en plan moyen. ce dernier rentre plus dans le cadrage classique du duel. c'est que sa démarche est bien différente de celle de son vassal : il vient venger son clan. on est donc plus ici dans un fonctionnement westernien. le personnage joué par forest whitaker savait exactement ce qui l'attendait, c'est pourquoi il a pris ses dispositions avant le duel (décharger son arme, donner la clé à raymond, transmettre l'hagakure à pearline, emporter rashômon pour le donner à louie...). on peut également rappeler que les premiers mots du film étaient "la voie du samouraï se trouve dans la mort". dans la scène, ghost dog semble (comme dans quasiment tout le film) au ralenti, serein, attendant sa mort.

le duel est construit autour d'un champ / contre-champ rapide. on trouve également des plans rapprochés de raymond, qui essaye de s'interposer (il a en effet vu son ami vider son chargeur quelques instants plus tôt). les plans subjectifs de ghost dog qui s'avance vers louie et vers la mort permettent une identification du spectateur. à la fin, un oiseau vole et se pose aux côtés de ghost dog, mourrant. celui-ci ne sort du cadre que lors de la plongée verticale de fin. l'esprit de ghost dog semble s'envoler avec lui, comme une réincarnation instantanée du corps lourd et sans vie qui devient volatile. on remarque que les vues subjectives de ghost dog sur louie (en contre-plongée lorsqu'il est à terre) continuent, même après la mort du héros. l'immortalité du personnage est figurée.



on retrouve dans cette scène tous les clichés du duel westernien. pourtant, le point de vue de ghost dog est en rupture avec la mise en scène du reste de la scène. l'aspect spirituel est en effet bien présent. la plongée verticale de la fin sur le corps de ghost dog pourrait signifier le point de vue d'une divinité par exemple. de plus, lorsque pearline ramasse l'arme et tire (le pistolet est déchargé) sur louie, de dos, les balles invisibles semblent l'atteindre (il titube). on se trouve donc dans une autre réalité. même le cartoon dans la voiture des mafiosi (qui montre un duel) renforce l'idée d'une autre réalité. la mort conduit au recommencement par la transmission du livre rashômon à louie et de l'hagakure à pearline.

jim jarmusch met en place une réinterprétation du duel typique. les westerns, à l'image des films de john ford, l'intéressent en effet uniquement sur le plan formel : "ses films (à ford) m'ont appris des choses d'un point de vue technique, mais je préfère aller découvrir le film vidéo d'un inconnu plutôt que de revoir les chefs-d'oeuvre du panthéon. l'âme est pour moi plus importante que la maîtrise technique ou esthétique".

06/07/2008

cat people



la séquence de la piscine est sans doute la plus célèbre du film de tourneur. elle se situe dans la seconde moitié du film. après avoir suivi alice dans la rue, irena suit la femme amoureuse de son mari jusqu'à la piscine, où celle-ci vient régulièrement nager. il est tard lorsqu'alice arrive, entre et se change seule au sous-sol. elle entend des feulements et voit une ombre de felin près de la piscine. la jeune femme, dans l'eau, tourne sur elle-même, cherchant des yeux le danger qui semble s'être rapproché. en effet, les feulements se font plus forts et des reflets se dessinent sur les murs. alice finit par pousser un cri, irena apparaît alors, allumant la lumière. cette dernière, un sourire aux lèvres, prétexte chercher son mari. elle part, puis alice sort de l'eau, découvrant son peignoir en lambeaux. cette scène est la paroxysme de l'angoisse de cat people. en l'étudiant sous un angle psychanalytique, on y retrouve tous les thèmes et les motifs du film.



la séquence de la piscine met en jeu deux angoisses, celle de la baigneuse et cible des foudres d'irena, et celle du spectateur. les symptômes physiques de l'angoisse sont même bien présents chez la jeune femme. cette dernière halète, respire vite et avec difficulté, crie. la scène se construit sur l'alternance de champs sur alice, qui décrit des mouvements circulaires dans l'eau tout en jetant des regards apeurés alentour, et de contre-champs sur rien, qui ne rendent compte que de ce qu'elle voit, à savoir les murs et le plafond de la piscine, parcourus de reflets. lors du climax, juste avant qu'elle ne crie et qu'irena n'allume la lumière, on assiste ç une accélération de l'enchaînement des raccords regard. il s'agit de figurer la montrée progressive de l'angoisse, jusqu'au point culminant, la décharge du cri d'alice.
les mouvements de la caméra et du personnage se complètent et décrivent une boucle qui encercle le spectateur, l'enferme et lui communique par la même la panique de la jeune femme. de même que la victime, le spectateur est amené à tourner sur lui-même. cette circularité crée un vertige qui désoriente. non seulement le spectateur ne trouve pas d'issue, mais il ne peut reconnaître ce qu'il voit. dans l'angoisse, les motifs de circularité et de perte des repères spatiaux sont bien présents. la pulsion qui ne s'est pas déchargée revient au corps et crée ainsi une boucle.

la perte des repères spatiaux s'accompagne d'un sentiment de claustration engendré par un décor aux dimensions réduites. la petite taille de la piscine crée l'enfermement. tourneur raconte dans positif (n°515) "pour obtenir le sentiment exact de claustrophobie, nous avons délibérément choisi, dans un immeuble existant de los angeles, une piscine qui ressemblait à l'intérieur d'une boite à chaussures, avec des murs blancs, un plafond bas, et de puissants reflets lumineux provenants de l'eau". la réflexion de l'eau au plafond et sur les murs ainsi que les clapotements de l'eau, très mats, sans réverbération, accentuent la claustration. l'horizon est bouché et les contre champs ne nous donnent à voir que des surfaces planes et unies. tout semble partout identique. cette indistinction de l'espace crée l'angoisse.

outre la perte des repères spatiaux et la claustration, l'angoisse est également figurée par la perte des repères temporels. le temps semble longuement étiré. on a alors le sentiment que ce qui aurait duré quelques secondes se déploie en minutes. on peut noter que la bande sonore participe de cet étirement du temps. le silence n'est troublé que par le feulement indistinct de la panthère et le bruit de l'eau.

les raccords regards rendent compte de l'absence d'objet des regards affolés d'alice. en effet, on ne voit jamais la bête. elle est du côté de l'informe et l'image devient abstraite. la panthère est présente par empreinte (ombres, formes non discernables, feulements...). une ombre informe se dessine par intermittence sur les murs et obstrue une grande partie de l'image. le son, informe lui aussi, est une sorte de grondement sourd, qui pourrait ressembler à un feulement. bien que non explicite, le spectateur croie au danger et à la présence de la panthère. il est amené à établir un lien avec ces empreintes et irena, qui vient d'entrer dans la piscine et disparaît de l'image pendant ce laps de temps. tourneur, qui agitait sa main devant le projecteur pour créer les ombres au moment du tournage, raconte que "les gens étaient alors horrifiés, car ils ne savaient pas s'ils avaient vu ou non la panthère". le spectateur ressent alors la même angoisse qu'alice, celle de l'imminence d'un danger. cette perception du danger se fait comme nous l'avons dit de manière indirecte et incertaine par le régime de l'empreinte, le hors champ et l'adresse (avec les regards d'alice). les plans larges en plongée sur la jeune femme donnent l'impression que le danger peut venir de partout. non localisable, invisible et informe, la panthère crée l'angoisse.

cette séquence pourrait être interprétée, toujours dans une optique psychanalytique, comme métaphore du traumatisme de la naissance. le corps indistinct d'alice, dans l'eau, renverrait au corps de l'enfant, et l'eau au liquide amniotique. la piscine figurerait le ventre de la mère, clos et sombre. le peignoir lacéré à la fin de l'extrait peut quant à lui faire penser à l'hymen déchiré. la panthère, dont on dit qu'elle pourrait représenter la féminité dévorante dans cat people, est ici le tenant lieu de la mère.

on peut aussi voir la séquence de la piscine comme une métaphore du cinéma, par les jeux d'ombres, de sons, de silhouettes et de lumière. l'extrait travaille en profondeur la question de la représentation cinématographique. il s'agit d'un paradoxe : rendre tangible l'intangible. le hors champ est ici défini comme informe, sorte d'inconscient filmique. le hors champ est le refoulé du film, un stade qui n'a pas encore atteint la figuration, mais qui la contient en puissance. la conscience serait alors la figuration, c'est-à-dire l'actualisation dans la champ. les reflets irréalistes de l'eau sur les murs de la piscine ressemblent étrangement au stade photochimique de la pellicule filmique, avant l'impression de la pellicule. on est alors au stade originel des formes cinématographiques. tourneur pose la question de la matière même du cinéma, précisément immatérielle.

30/06/2008

love me tender



sailor et lula met en place une apologie d'eros, de l'amour inconditionnel, irraisonné et passionnel. mais cet idéal semble vain car la fin du film est traitée sur le mode du rêve, du fantasme. Il s'agit moins ici de montrer eros comme un fantasme impossible à réaliser, que comme un idéal à atteindre, qui vaincrait le cynisme, et ferait de l'amour une religion, au sens de ce en quoi nous devons croire pour rejoindre le paradis, qui est ici le bonheur amoureux.



l'extrait se situe après que lula soit venue chercher sailor à sa sortie de prison, en compagnie de son fils, et qu'il la quitte sur le bord de la route. sailor, marchant, se fait alors agresser sur une route déserte, et, alors qu'il a perdu connaissance, il voit la bonne fée du magicien d'oz, qui lui conseille de retourner vers lula. se relevant, il remercie ses agresseurs et court rejoindre sa bien-aimée en hurlant son nom. il la demande alors en mariage sur le capot de la voiture, sous les yeux de son fils, en lui chantant "love me tender" d'elvis.

du fait d'eros, sailor ne peut pas quitter lula à la fin du film. ils s'aimaient au début du film, au milieu, et s'aiment encore à la fin. le cri de sailor, qui appelle lula après avoir repris connaissance, avec les bras levés vers le ciel (comme pour signifier la puissance divine de son amour) fait écho au cri de lula au début du film, lors de la scène où il tue bob ray lemon. cette structure circulaire figure une boucle rassurante, signe d'amour éternel, et la puissance sonore du cri, accentué par les réverbérations, en montre la passion. la musique classique d'orchestre qui débute à ce moment-là peut faire penser à une musique dramatique, typique des fins de romances hollywoodiennes.

la magie trouve de nombreuses incarnations dans cet extrait, qui peut nous faire douter de la réalité. il s'agit de nous perdre pour nous signifier que le plus important n'est pas là. d'abord, le rire mesquin de marietta lors du plan sur sa photo annonce la future agression, dont la belle-mère se réjouit. ce pouvoir magique d'anticipation, voire de commande sur le récit, nous rappelle que c'est bien marietta qui avait été représentée sous les traits de la méchante sorcière de l'ouest plus tôt dans le film. lorsque sailor retrouve lula, nous pouvoir voir marietta gémir, car elle sait encore une fois ce qui est en train de se passer. le plan suivant, sa photo brûle. cet évènement magique est doublé d'une métaphore, celle dont la mère dont les désirs partent littéralement en fumée.

ensuite, la stylisation de l'agression, qui passe non seulement par une effet clip (le début de cette scène en est l'incarnation flagrante, avec le gros plan sur les pieds de sailor, en rythme avec la musique), mais aussi par une chorégraphie harmonieuse (le plan aérien en plongée sur sailor et les voyous qui s'approchent, en forme d'étoile, en est un exemple). les plans du combat sont tous reliés par des raccords mouvements qui fluidifient l'ensemble. la caméra prend part à l'agression, les plans se rapprochant à mesure que les voyous approchent de sailor, et le montage, alternant des plans de face et des plans de dos, figure l'encerclement du héros.

les plans aériens de cette séquence annoncent la venue de la bonne fée. on entre clairement dans la dimension du rêve par un fondu enchaîné, qui fait disparaître les voyous du plan. l'échange en plongée contre-plongée entre sailor et la bonne fée est caractérisé par une saturation des couleurs, une lumière rose, un son qui figure la magie, et la voix métallique, irréelle de la bonne fée. ce personnage est une référence au magicien d'oz, et s'inscrit dans une longue liste de clins d'oeil que le film fait à ce conte. on peut penser aux talons rouges que fait claquer lula lorsque bobby peru la quitte, ou aux allusions à la route de briques jaunes. d'ailleurs, sailor et lula sont tout au long du film sur la route, encadrée de bandes jaunes, que l'on voit dans les plans en plongée de sailor allongé sur la route déserte à la fin du film.

lorsque la bonne fée disparaît et que le fondu enchaîné qui fait réapparaître les voyous nous laisse croire à une retour dans la réalité, on se rend compte que cette soi-disant réalité n'est pas plus réelle que le rêve, ce que la stylisation de l'agression nous laissait déjà entr'apercevoir. ainsi, sailor, après avoir couru rejoindre celle qu'il aime, monte sur le capot de la voiture et tend la main à lula, pour l'inviter à le rejoindre. l'échange de regard, en plongée contre-plongée, nous montre sailor en plan rapproché, sur fond de ciel bleu, comme s'il s'agissait d'une vision irréelle. puis ils s'enlacent, toujours debout sur le capot, et un raccord étrange, qui semble briser la règle des 180°, fait passer le point de vue de l'autre côté du couple. les deux raccords suivants, qui sont des raccords dans l'axe, sont appuyés et abrupts. alors que sailor chante "love me tender" à lula dans une rue embouteillée, nous n'entendons que leurs voix, qui résonnent. c'est comme si nous étions dans un autre espace, un espace infini, où chaque parole produit un écho (c'était déjà le cas lors du dialogue avec la bonne fée quelques minutes auparavant). il n'y a donc pas concordance entre le point de vue et le point d'écoute et l'espace semble irréel, de même que le temps, qui s'accélère car en moins d'une minute de chanson, on passe d'une lumière de plein après-midi à une lumière de quasi-crépuscule.

lors de la chanson, ils sont cadrés en plan rapproché, sur fond de ciel, et l'on voit le haut d'un immeuble et d'un réverbère. la caméra effectue un travelling circulaire autour d'eux, et eux-mêmes tournent, ce qui donne l'impression qu'ils volent. nous savons que cette théorie est impossible car nous les avons vus quelques secondes plus tôt monter sur le capot. pourtant, la déréalisation de la scène nous laisse croire qu'ils volent pour de bon, du moins avons-nous envie d'y croire. le film se clôt par les mots "je t'aimerai toujours" et un baiser, tel un topos de conte pour enfant. leur amour est donc figuré comme un rêve, car déréalisé, avant d'être transformé en idéal divin. nous savons que cela n'est pas réel, pourtant nous avons envie d'y croire, et c'est là toute la force du film.

29/06/2008

Detour



le film de edgar g. ulmer est considéré comme un pur film noir. sa construction, originale, consiste en un prologue au présent, suivi d'un long flash back entrecoupé de brefs retours à la séquence initiale, et enfin d'un épilogue qui achève le film dans la noirceur. al roberts, anti héros au possible, part rejoindre sa fiancée de l'autre côté des etats unis. des évènements qu'il ne contrôle pas le mèneront à sa perte. paradoxalement, les hasards et les évènements aléatoires du film s'inscrivent dans l'idée de destin, thème majeur du genre noir. la fatalité implacable qui s'exerce sur al est perceptible formellement par le principe de répétition de plans alternés notamment. les deux scènes de mort accidentelle travaillent des problématiques communes, qui sont la déconnexion du personnage avec son espace et une mise en avant du point de vue. cela crée un doute sur la sincérité des images et de la voix off.



la mort d'haskell est le premier crime du film. il ne s'agit pourtant pas d'un crime au sens strict du terme puisque ce n'est pas al, le héros, qui cause la mort du propriétaire de la voiture. sa mort ne semble pas avoir de cause. le plan qui ouvre cette scène nous donne à voir les deux passagers de la voiture, de face. haskell est endormi, la tête appuyée sur la portière, tandis que al, au volant, se trouve surcadré par le pare-brise. cette instance transparente redouble les bords du cadre et enferme al dans l'espace contigu (car en plan rapproché) du plan. le surcadrage témoigne également de l'impuissance du personnage face à la situation, et au destin. le pluie qui survient juste après figure le déchaînement de la nature, contre lequel le héros ne pourra rien. al désire s'arrêter mais il est emporté par le mouvement de la voiture. c'est le seul à être en opposition car haskell, endormi, s'abandonne au mouvement. cela peut renvoyer au début du film, lorsque al veut rester à new york tandis que sa fiancée part à los angeles. le héros se retrouve toujours en contradiction avec ce qui l'entoure (sue, les voitures, vera) et il lutte. lorsqu'il s'abandonnera à la fin de detour, il pourra alors créer son propre mouvement. lors des derniers plans du film, il marche sur le bord de la route, accompagné par la caméra. la voiture de polie s'arrête, al monte sans résister, et la voiture repart dans le même sens que celui du personnage, hors champ. à ce moment, une certaine harmonie se fait jour entre al et son espace.

par de nombreux aspects, la scène de mort d'haskell est fortement déréalisée. elle se déroule en voiture et les plans cadrent les passagers avec en arrière-plan un paysage qui défile. ce dernier est là pour témoigner du mouvement de la voiture, ces scènes étant tournées en studio, grâce à un effet de transparence. cet effet, très répandu à l'époque, crée un décalage entre les mouvements de la voiture, ceux des personnages, et ceux du paysage. ce décalage peut créer une impression étrange d'irréalité. d'autre part, avant que la pluie ne commence à tomber, al s'endort et rêve de sue. ce rêve figure l'entrée dans la scène et jette le doute quant à son statut : est ce un rêve ? est ce un souvenir traité sur le mode du rêve ? à l'arrière-plan, le décor, peu discernable à cause d'une grande obscurité, semble presque abstrait. il mêle barrières blanches et reflet de phares dans le pare-brise. l'onirisme créé par l'espace est renforcé par la bande-son, qui ponctue à certains moments l'action de petits tintements, comme de petits scintillements magiques. la déréalisation de la scène pose le problème du point de vue. en effet, la sincérité du héros peut être remise en cause. l'adresse au spectateur par la voix-off évoque l'idée de confiance "commencez votre sermon, je sais ce que vous allez dire, vous ne croyez pas qu'haskell est mort ainsi, vous allez vous moquer de moi". la voix-off devance toujours l'action, ce qui témoigne de son pouvoir sur l'image, et de la subjectivité de ce qui nous est donné à voir. quelques secondes après avoir entendu la voix-off dire "quand j'ai ouvert la porte", on peut voir al ouvrir ladite portière et haskell tomber. al ne semble par vraiment sincère dans la mesure où il invente des excuses hypocrites pour voler haskell. il s'empare de l'argent après avoir remarqué qu'il lui en faudrait pour payer l'essence, puis échange les vêtements en prenant l'argument de sa crédibilité en tant que propriétaire de voiture.



la mort de vera est la deuxième mort accidentelle du film, encore une fois provoquée par al. la scène comprend deux espace distincts : la chambre où se trouve vera, et le salon avec al, tous deux séparés par une porte. al tente de pénétrer dans l'espace de la jeune femme. la caméra reste à l'extérieur de la chambre et nous donne à voir al. comme lui, nous sommes déconnectés de l'espace de la chambre, et ne savons pas ce qui s'y passe. il s'agit de créer un suspens mais également de témoigner encore une fois d'un décalage entre al et son environnement. l'espace est travaillé par deux figures : la ligne droite formée par le fil du téléphone qu'al tire (qui renvoie à la ligne droite de l'autoroute) et le cercle formé par le même fil qui entoure le cou de vera et étrangle la jeune femme. le cercle est aussi présent lorsque, après avoir découvert le corps sans vie de vera, la caméra déambule dans la pièce. le plan démarre sur le visage de al, et se termine de la même façon. le dernier plan du film renvoie également au premier. tous deux sont des plans de route, vides. la ligne droite et la boucle peuvent apparaître en contradiction, mais elles provoquent toutes deux l'angoisse par leur caractère infini, de la même façon que l'absence de limite du désert. l'infini figure le vertige du personnage face à son destin.

le long mouvement de caméra après l'entrée d'al dans la chambre convoque la notion de point de vue. on voit d'abord le visage d'al flou, puis un mouvement descendant nous montre le visage flou de vera, sur lequel est faite la mise au point. puis l'image redevient floue et la caméra repart, cette fois-ci vers le téléphone. lorsque la caméra s'arrête, la mise au point est de nouveau faite. le mouvement de caméra passe en revue comme cela les objets de la pièce, alternant le flou et les mises au point, jusqu'à suivre le fil du téléphone, net, pour retourner au visage du personnage. on passe donc du visage d'al flou à al net (c'est la boucle dont nous parlions). cette dialectique d'apparition et de disparition de l'image témoigne d'une mise en avant de l'énonciation. le discours prend alors le pas sur l'histoire, et se donne à voir, s'exhibe pour la première fois dans le film. cette idée figure la notion de point de vue et subjectivise la scène. seulement, il y a un doute quant à la caméra, dont on ne sait pas trop si c'est une caméra subjective d'al. le regard du personnage et l'emplacement de la caméra semblent indiquer que non (la caméra bouge tandis qu'al reste dans la même position). pourtant, la voix-off pourrait nous faire croire qu'il s'agit bien là du point de vue du héros. il dit "les nombreuses traces devaient être effacées" tandis que la caméra cadre un manteau posé sur une chaise, ou encore "j'étais sonné, incapable de fixer une idée, incapable d'une pensée claire" juste après l'alternance du flou et du net. ce décalage perd le spectateur, mais confirme bien le problème du point de vue.

15/06/2008

Il n'y a rien de plus inutile qu'un organe




le concept de corps sans organes fut créé en 1980 par gilles deleuze et félix guattari dans
mille plateaux- capitalisme et schizophrénie 2. l'idée était alors d'étudier une production délirante et désirante du malade sur l'organicité de son propre corps. deleuze et guattari travaillent alors à partir de leurs observations sur les malades et des écrits d'antonin artaud. le CsO n'est pas vraiment un CsO puisqu'il s'agit davantage d'une réorganisation de l'organisme. la mécanique ordinaire du corps devient intolérable au malade, qui se met en guerre contre l'agencement des organes. la provocation d'artaud qui déclare le 28 novembre 1947 depuis l'hopital psychiatrique où il est interné "il n'y a rien de plus inutile qu'un organe" (alors que l'organe se définit précisément par sa fonction) en est la trace. le corps est réinventé dans le psychisme du malade. dans un premier temps le régime organique traditionnel est suspendu, puis réorganisé. deleuze et guattari développent de nombreux exemples. on pourra retenir que le masochiste préconise un verrouillage généralisé du corps, une fermeture organique intégrale. le drogué propose un cumul économique d'organe (un trou dans le poumon est plus efficace) et l'hypocondriaque, qui est lui-aussi dans l'économie puisqu'il développe l'idée d'un coprs épuré, qui ne serait plus constitué que de peau et d'os. on peut enfin noter que le CsO engage un repli du corps sur une seule grande sensation. c'est par exemple la douleur pour le masochiste ou un grand froid pour le drogué.

on peut s'intéresser au corps du zombie et notamment à son organicité en utilisant les outils posés par deleuze et guattari. on peut penser cette démarche anachronique puisque le concept de CsO a été forgé en 1980, alors que le zombie existait déjà. mais il n'est pas inconcevable de penser qu'il y aurait eu une croissance parallèle du concept de corps sans organes et du zombie. le zombie nait en 1932 avec white zombie de victor halperin, s'affirme en 1968 avec le premier romero, night of the living dead, puis explose dans les années 80 avec bon nombre de déclinaisons (day of the dead de romero, la paura de fulci, return of the living dead de o'bannon, dead heat de goldblatt...). les prémices du CsO datent de 1947 ("il n'y a rien de plus inutile qu'un organe") et 1959 (le festin nu de burrows). on peut donc postuler une parenté entre les deux concepts.

le CsO est présent dans le film de zombie par une suspension de certaines fonctions vitales, une coupure entre l'organe et sa fonction. dans i walked with a zombie de jacques tourneur, le zombie ne saigne pas. ceux de return of the living dead n'ont ni pouls, ni pression artérielle et sont à la température ambiante. chez fulci (la paura) le corps du zombie est vide. dans la scène de fin, lorsque celui-ci est vaincu, on remarque que son corps n'est rien d'autre qu'une coquille vide. le corps du zombie est donc soit dépourvu d'organes, soit ceux ci ont cessé de fonctionner. les zombies ont un cerveau, puisque c'est la chose à détruire pour les tuer dans les films de romero, mais cet organe ne sert pas à réfléchir. de même, ils ont une bouche, qu'ils n'emploient pas pour parler ou embrasser. c'est alors une pure puissance de dévoration.

le zombie sur la table de dissection de day of the dead, le troisième romero, n'a plus d'estomac mais conserve la pulsion de dévoration. lorsque le professeur logan approche sa main de la bouche du zombie, celui-ci tente de la mordre. le zombie ne dévore pas pour se nourrir mais car son corps est comme replié sur une seule grande intensité, la grande sensation de deleuze et guattari, une sorte de fringale inassouvie. la pulsion est maintenue tandis que l'organe est absent.